Introduction

Lorsqu’un syndicat souhaite représenter certains employés chez un employeur, il doit d’abord transmettre une requête en accréditation au Tribunal administratif du travail (le « TAT ») puis démontrer qu’il a l’appui d’une majorité de ces employés (50%+1)[1].

Or, afin de vérifier que le syndicat bénéficie bel et bien de cet appui majoritaire, le TAT doit d’abord s’assurer que les employés visés par le syndicat sont bel et bien des « salariés » au sens du Code du travail (le « Code »). Par exemple, les représentants de l’employeur, tels que les cadres, ne sont pas des salariés au sens du Code et ne sont donc pas pris en compte lorsqu’est mesuré l’appui au syndicat[2].

Plus récemment, la question suivante s’est posée : est-ce que des employés en télétravail résidant à l’extérieur du Québec sont des salariés au sens du Code que l’on doit prendre en considération lorsqu’on mesure l’appui au syndicat?

À la surprise de plusieurs, une juge administrative du TAT a répondu à cette question par l’affirmative dans une décision rendue récemment[3].

Contexte

Dans cette affaire, l’employeur concerné était un organisme sans but lucratif ayant pour mission de représenter la voix politique des femmes autochtones[4]. Il comptait trois établissements situés au Québec, dont son siège social.

Tout a débuté lorsqu’un syndicat a déposé une requête en accréditation afin de représenter l’ensemble des salariés de l’employeur. Parmi les 82 employés visés par la requête en accréditation du syndicat, 31 accomplissaient leur prestation de travail en mode présentiel au Québec alors que 51 effectuaient plutôt leurs tâches en télétravail soit totalement soit en majorité à l’extérieur du Québec.

L’employeur, jugeant que les employés effectuant leur travail à l’extérieur du Québec ne pouvaient être visés par le Code, s’est opposé à ce qu’ils soient compris dans une éventuelle unité de négociation représentée par le syndicat. De son côté, le syndicat a plaidé que le Code devait s’appliquer à ces employés.

Décision du TAT

Dans ses motifs, la juge administrative rappelle que selon la Cour suprême, pour qu’une loi d’une province s’applique à une personne située à l’extérieur de celle-ci, il doit exister un « lien suffisant » ou « réel et substantiel » entre une telle loi et l’individu à qui on l’applique.

Il faut savoir que par le passé, les tribunaux avaient conclu qu’il existait un tel lien lorsqu’une partie importante du travail de l’employé visé était effectuée sur le territoire québécois. Qu’un employé soit rémunéré ou dirigé par un employeur situé au Québec n’était pas déterminant aux fins de l’analyse. Cette dernière était plutôt axée sur la présence physique de l’employé sur le territoire québécois. Ce faisant, plusieurs auraient parié que des télétravailleurs n’ayant jamais mis le pied au Québec détiendraient un lien insuffisant avec le régime québécois. Or, dans ses motifs, le tribunal n’est pas de cet avis.

Selon la juge administrative, étant donné qu’il n’y a aucune exigence pour les employés d’être présent à un lieu précis afin d’effectuer leur prestation de travail, le lieu du travail n’est pas pertinent aux fins de l’analyse. L’endroit où la prestation de travail est « versée » ou « livrée » est plus important que l’endroit où elle est « effectuée ». Selon la juge administrative, cette conclusion est notamment justifiée par l’existence du droit d’association protégé par la constitution canadienne.

Il faut noter que l’employeur a tenté d’argumenter qu’un tel résultat mènerait à une négociation collective très complexe, car il devrait s’assurer que la convention collective respecte les normes minimales sur le travail prévues dans les neuf provinces où ses employés exécutent leur travail. D’ailleurs, nous nous permettons d’ajouter que cela pourrait également signifier que les normes minimales d’autres pays pourraient devoir être respectées si certains travailleurs sont situés à l’extérieur du Canada.

Cependant, la juge administrative a rejeté cet argument du revers de la main, expliquant que, premièrement, la solution proposée par l’employeur mènerait à une multiplication des unités de négociation, et que, deuxièmement, l’employeur pourrait aménager la mobilité de la main-d’œuvre dans la convention collective afin d’éviter les conséquences redoutées. Or, ces arguments en laisseront plusieurs sur leur faim.

Tout d’abord, le risque d’une multiplication des unités de négociation est un élément devant être évalué lorsqu’il est question de déterminer la taille de l’unité de négociation, et non pas au moment de déterminer si le Code s’applique à un employé. Ensuite, si l’employeur n’a pas l’intention de demander à ses employés de travailler en mode présentiel ou hybride, aménager la mobilité de la main-d’œuvre n’est pas aussi simple que semble le suggérer le tribunal, lorsqu’on sait que la Cour suprême a largement restreint le droit des employeurs d’encadrer le choix du lieu de résidence de leurs employés[5].

Cela étant, bien que les motifs du tribunal aient de quoi surprendre, l’employeur dans cette affaire a choisi de ne pas demander le contrôle judiciaire de la décision.

Quoi en retenir?
Cette décision sert de rappel que la prolifération du télétravail a bel et bien un impact sur les droits et obligations des employeurs et l’on peine encore à le mesurer. Par ailleurs, cette décision devrait encourager les employeurs à vérifier s’ils ont des employés en télétravail à l’extérieur de la province qui pourraient éventuellement être inclus dans une accréditation québécoise. Nous demeurerons à l’affût afin de surveiller l’impact de cette décision; reste à voir si celle-ci sera suivie par les autres juges administratifs du TAT.


    [1] Cette démonstration peut se faire en faisant signer des cartes d’adhésion au syndicat, ou lorsque le nombre de cartes signées n’est pas suffisant, par un vote au scrutin secret.

    [2] Code du travail, RLRQ, c C-27.

    [3] Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) c. Association des femmes autochtones du Canada, 2024 QCTAT 2520.

    [4] L’organisme représente également la voix politique des filles, des personnes de diverses identités de genre, Deux-Esprits et transgenres autochtones.

    [5] Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 RCS 844.