Le 23 mars dernier, dans la décision Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Coop Lanaudière CSN c. Coop Novago, 2022 QCTAT 1324 (« Coop Novago »), le Tribunal administratif du travail (le « Tribunal ») a conclu que l’employeur ne peut, en ayant recours au télétravail, contourner les dispositions anti-briseurs de grève.

Le contexte

La Coop Novago, l’employeur, est une coopérative agricole dont les principaux secteurs d’activités sont l’agriculture et le commerce de détail. L’entreprise emploie globalement plus de 400 salariés.

L’employeur et le syndicat sont liés par une convention collective ayant pris fin le 30 septembre 2019. Le 12 octobre 2021, suite à une longue période de négociations infructueuses, le syndicat adopte un mandat de grève générale illimitée dans les quatre établissements visés par son accréditation. Le 12 novembre 2021, le syndicat demande au ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale de dépêcher un enquêteur chargé de vérifier ses plaintes en vertu de l’article 109.4 du Code du travail. Le 30 décembre 2021, les enquêteurs déposent leur rapport d’enquête, dans lequel ils confirment que l’employeur contrevient aux dispositions anti-briseurs de grève. Le syndicat demande donc au Tribunal de rendre une ordonnance afin de sauvegarder les droits qui lui sont conférés par le Code du travail.

La décision du Tribunal administratif du travail

Le Tribunal souligne que les dispositions anti-briseurs de grève visent à assurer le maintien du rapport de force existant entre les parties au début de la négociation afin de mener au dénouement rapide du conflit de travail. Ces dispositions doivent donc être lues et interprétées à la lumière de cet objectif premier.

Au sujet de l’article 109.1 a) du Code du travail, le Tribunal rappelle qu’il est interdit à un employeur d’utiliser les services d’une personne embauchée entre le jour où la phase des négociations a commencé et la fin de la grève. L’employeur est en droit de remplacer des cadres ou d’en embaucher de nouveaux, mais ces derniers ne peuvent, pendant l’exercice de la grève, exécuter les fonctions d’un salarié en grève. Le rapport de force existant ne doit pas être modifié par une nouvelle embauche.

Ensuite, le Tribunal rappelle qu’en vertu de l’article 109.1 b) du Code du travail, l’employeur ne peut utiliser, dans l’établissement où la grève a été déclarée, les services d’une personne employée d’un autre employeur pour remplir les fonctions des employés en grève, et ce, même si cette personne est un ancien employé ayant démissionné de son poste de gérant après le début de la grève.

Quant à l’article 109.1 g) du Code du travail, considérant qu’un employé peut désormais effectuer la majorité de ses tâches à distance, le Tribunal conclut qu’il convient d’actualiser la notion d’«établissement» de façon à tenir compte de la nouvelle réalité qu’est le télétravail. C’est donc en se basant sur le concept d’« établissement déployé » défini dans la décision Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc., 2021 QCTAT 5639 (« Unifor »), que le Tribunal refuse d’appliquer une interprétation stricte de la notion d’« établissement » et adopte plutôt une interprétation large et libérale afin de ne pas restreindre indûment la portée du droit de grève.

Dans la décision Unifor, le Tribunal souligne que l’«établissement» est un concept qui partage à la fois un aspect physique, un ou des bâtiments, et un aspect intellectuel, soit un rattachement aux activités de l’employeur. En ce sens, un salarié qui, par l’entremise du télétravail, effectue des tâches reliées à l’« établissement physique » en grève, ne sera pas considéré comme travaillant dans un « établissement distinct ». En d’autres mots, dans la mesure où l’établissement de l’employeur se déploie pour permettre à un employé d’exécuter certaines tâches par l’entremise du télétravail, au même titre que s’il s’était trouvé à l’intérieur des frontières traditionnelles de l’établissement en grève, il convient de retenir que ce salarié exécute son travail au sein de ce même établissement.

Adopter une interprétation stricte de la notion d’« établissement » reviendrait à permettre à des employés non syndiqués de remplir les fonctions de salariés en grève par l’entremise du télétravail, contournant ainsi l’interdiction des dispositions anti-briseurs de grève.

À retenir

Il est important de noter que la décision Coop Novago se distingue de l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1450 c. Journal de Québec, 2011 QCCA 1638, dans lequel la Cour d’appel conclut que la notion d’« établissement », au sens de l’article 109.1 du Code du travail, vise le « lieu précis dont l’employeur a théoriquement verrouillé les portes ».

Compte tenu du télétravail et de son déploiement à très grande échelle dans le contexte pandémique de la COVID‑19, il semblerait que les tribunaux cherchent maintenant à actualiser cette notion afin de s’adapter à cette nouvelle réalité. Pour cette raison, un employeur doit garder en tête qu’il possède toujours le droit de recourir aux services de certaines personnes pour remplir les fonctions de ses salariés en grève ou en lock-out, mais ces personnes doivent impérativement exécuter le travail en cause hors de l’établissement où la grève a été déclarée. L’employeur doit donc redoubler de prudence afin de s’assurer d’exercer ce droit en conformité avec la notion d’« établissement déployé », faute de quoi il pourrait contrevenir aux dispositions anti‑briseurs de grève.

L’auteure désire remercier Margot Beauchemin-Daoust, stagiaire en droit, pour son aide dans la préparation de cet article.