Dans Abbadi c. Meubles Delta inc.[1], la Cour d’appel du Québec (« Cour d’appel ») est amenée à se prononcer sur le pouvoir du Tribunal administratif du travail (« TAT ») de soulever d’office le dépassement du délai prévu à l’article 359 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[2] (« LATMP ») qui prévoit un maximum de 45 jours pour contester devant le TAT une décision rendue par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (« CNESST ») en révision administrative. Au surplus, la Cour d’appel se questionne sur le caractère raisonnable de la décision du TAT concluant à la tardiveté du recours de l’appelant.
La Cour d’appel confirme que le TAT peut soulever d’office le dépassement du délai, s’agissant d’un délai de procédure et non de prescription. Puis, à la lumière des faits de l’affaire, elle arrive à la conclusion que la décision du TAT de rejeter la contestation pour cause de non-respect du délai était raisonnable.
I – LES FAITS
En septembre 2017, Youssef Abbadi (« l’appelant ») est victime d’une lésion professionnelle et reçoit en conséquence des indemnités de remplacement du revenu. Deux mois plus tard, l’appelant retourne dans son pays natal, le Maroc, pour y séjourner. Il omet d’en informer la CNESST et ne se présente plus aux traitements prescrits par son médecin. Laissée sans nouvelle de l’appelant, le 19 décembre 2017, la CNESST rend une décision et suspend le versement des indemnités.
Le 16 juillet 2018, l’appelant demande la révision de la décision de la CNESST relative à la suspension des indemnités. Or, le délai prévu par l’article 358 LATMP pour demander une telle révision est de 30 jours suivant la notification de la décision. Le 17 septembre 2018, la révision administrative de la CNESST rejette la demande en raison du dépassement du délai prescrit par la loi.
Le 21 juin 2019, soit environ neuf mois plus tard, l’appelant conteste le rejet de sa demande de révision devant le TAT. Lors de l’audience devant le TAT, le juge administratif soulève d’office le dépassement du délai de contestation de 45 jours prévu à l’article 359 LATMP et demande à l’appelant de lui fournir un motif raisonnable qui lui permettrait d’expliquer son retard. La version de l’appelant demeure très floue quant à la prise de connaissance de la décision de la CNESST.
Concluant à l’absence de motif raisonnable, le TAT rejette la contestation. L’appelant se pourvoit en contrôle judiciaire à l’égard de cette décision, mais la Cour supérieure rejette le pourvoi.
Devant la Cour d’appel, le débat porte uniquement sur deux questions :
- Le juge du TAT pouvait-il soulever d’office le délai de l’article 359 LATMP ?
- La décision du TAT concluant à la tardiveté du recours de l’appelant était-elle raisonnable?
II – LA DÉCISION
La Cour d’appel répond aux deux questions par l’affirmative.
Tout d’abord, la Cour d’appel tranche que le délai de l’article 359 LATMP en est un de procédure et non de prescription. Ce délai est procédural puisqu’il vise le recours en contestation devant le TAT plutôt que le droit qu’il sous-entend, soit celui de recevoir des indemnités. Il se calcule à compter de la notification de la décision de la CNESST, donc à partir d’un autre acte procédural. Il s’agit d’un délai dont le point de départ et la durée sont intimement liés à un acte procédural (le dépôt d’une contestation d’une décision) et non pas à un droit substantiel.
Cette distinction conceptuelle est importante, dans la mesure où l’article 2878 C.c.Q. énonce que « le tribunal ne peut suppléer d’office le moyen résultant de la prescription ». Prenant appui sur les articles 9, 15 et 43 de la Loi instituant le tribunal administratif du travail[3](« LITAT »), la Cour d’appel en vient à la conclusion que le juge administratif pouvait raisonnablement soulever d’office le non-respect du délai de l’article 359 LATMP. Ces articles confèrent de larges pouvoirs au TAT dans l’administration des règles de preuve et de procédure ainsi que la compétence nécessaire pour statuer sur le respect des délais d’exercice d’un droit prévu à la LATMP.
D’autre part, la Cour d’appel constate que neuf mois se sont écoulés entre la décision de la CNESST et l’introduction de la contestation par l’appelant. Au passage, la Cour d’appel fait remarquer que même en tenant pour acquis que la décision de la CNESST a été postée quelques jours après avoir été rendue et qu’elle a été livrée à l’intérieur d’un certain délai, le temps écoulé permet de conclure qu’il est plus probable qu’improbable que le délai de contestation est dépassé. La Cour d’appel s’écarte du jugement rendu par la Cour supérieure dans Soulières[4] et précise que ce jugement accepte qu’on puisse présumer qu’une décision a été reçue à l’intérieur des délais postaux ordinaires. Rappelons que dans l’affaire Soulières[5], la Cour supérieure retenait que la CNESST avait le fardeau de prouver la date de notification de la décision, soit le point de départ de la computation des délais.
III – À RETENIR
Il faut retenir principalement de cette décision que le délai prévu à l’article 359 LATMP en est un de procédure et non de prescription au sens strict du C.c.Q. Ainsi, il ne tombe pas sous l’application de l’article 2878 C.c.Q et le juge administratif du TAT peut soulever d’office le non-respect du délai de contestation de 45 jours imposé par la LATMP.
Par ailleurs, cette décision réaffirme, une fois de plus, la spécificité de la procédure et des règles du TAT face à celles des tribunaux de droit commun. S’il est vrai que les règles du TAT sont généralement plus permissives et flexibles que celles des tribunaux judiciaires, il n’en demeure pas moins que le non-respect d’un délai de contestation peut mener, comme en l’espèce, au rejet du recours formulé par une partie.
L’auteure désire remercier Marc-Antoine Jutras, stagiaire en droit, pour son aide dans la préparation de cet article
[1] 2022 QCCA 903.
[2] RLRQ c A-3.001.
[3] RLRQ c T-15.1.
[4] Soulières c. Tribunal administratif du travail, 2019 QCCS 4321.
[5] Idem.